Épidémie de suicide: une affaire d’hommes ?
La première version de ce texte, parue au Québec en octobre 2009, dans L’aut’journal, a été en partie reprise dans la section Tribune du quotidien Le Monde en décembre 2009. L’article reproduit ci-dessous est une troisième version, légèrement remaniée en vue de sa publication dans la revue française de psychologie EMPAN[1]EMPAN, n◦ 77, mars 2010. Pages 23-25 (version web).. Les liens menant à des sources externes ont été ajoutés subséquemment.
La vague de suicide chez France Télécom est un exemple dramatique, la pointe de l’iceberg d’une véritable épidémie silencieuse et méconnue qui frappe prioritairement les hommes. Parmi les 24 suicides recensés, 23, dont le dernier, sont des hommes, dans une compagnie dont 37 % du personnel est féminin. La pratique clinique relayée par l’épidémiologie psychiatrique nous indique clairement que les hommes sont aujourd’hui prioritairement vulnérabilisés par un environnement qui leur échappe et qui altère leur image. Face à une réalité spatiale menaçante qui nous concerne tous, ils réagissent de manière plus impulsive et plus violente.
Une épidémie sexuée
La clinique psycho-géographique actuellement émergente permet de resituer le supposé déclin des hommes dans un contexte environnemental. Les hommes subissent de façon draconienne les altérations du milieu car, tendanciellement, ils entretiennent avec l’espace un rapport de maîtrise, de confrontation et parfois d’asservissement, bref un rapport d’extériorité.
La pratique clinique, notamment à l’urgence où j’exerce depuis trente ans, permet de confirmer ce que l’épidémiologie nous apprend statistiquement: la déstabilisation environnementale provoque chez les hommes un véritable séisme physique qui se manifeste en termes de fatigue, d’épuisement, d’irritabilité ou de violence. Lorsqu’ils sont en état d’apesanteur, sinon sujets à un vague sentiment de « blues », ils sont incapables d’individualiser tristesse ou désespoir, qui sont les dernières balises de détresse signalant l’imminence d’un danger.
Un danger d’autant plus grand que leur réalité, leur espace et leur image s’effondrent – rupture, chômage, faillite, maladie, aujourd’hui simple vieillissement. Ils se retrouvent individuellement fragilisés dans un contexte où le statut des hommes perd sa légitimité et où son image, notre moderne narcissisme, se dégrade ou s’altère.
La « virilité » fragilisée par l’évolution des mœurs dans les sociétés postmodernes se retrouve au niveau planétaire, partout impuissante à s’imposer dans des univers actuellement en plein bouleversement. Le tragique décompte des suicides d’hommes relève clairement d’une hypersensibilité aux transformations et menaces qui pèsent sur nos environnements. Les faits sont clairs.
Une épidémie territoriale
L’OMS fait état, non seulement en Occident, mais aussi en Chine, au Japon et en Afrique, de trois suicides d’hommes pour un de femme[2]Mise à jour: cette proportion de 3 pour 1 était encore d’actualité en 2019. Voir le communiqué de l’OMS.. En France, l’Inserm révèle que les trois quarts des suicides sont commis par des hommes[3]Source: Inserm (dir.). « Suicide : Autopsie psychologique, outil de recherche en prévention ». Rapport. Paris : Les éditions Inserm, 2005, XII- 199 p. [lire en ligne] . Nous sommes aujourd’hui mondialement frappés par une véritable épidémie de suicides, qui touche les jeunes hommes, dont c’est la première cause de décès, mais aussi les hommes à l’automne de la vie.
Cette épidémie meurtrière qui affecte la planète n’est pas répartie géographiquement de manière équitable. Elle atteint prioritairement les territoires les plus instables ou déstabilisés. Régions déshéritées souvent éloignées.
À titre d’exemple, en Espagne, des études indiquent qu’en Galicie, depuis trente ans, le taux de suicide parmi les jeunes adultes a augmenté de 15 % dans les régions les plus démunies. Des études épidémiologiques de l’OMS ont pu établir une progression de cette courbe ascendante des suicides des hommes en relation avec la détérioration de leurs conditions de vie. Ces disparités territoriales, dans le monde rural comme dans le monde industriel, se retrouvent aujourd’hui au sein même de nos métropoles mondialisées.
Une récente étude de Statistique Canada[4]« Les principales causes de décès au Canada, 2005 ». Statistique Canada. 31 mars 2009. [lire en ligne] nous apprend qu’à Montréal, indépendamment des revenus ou des aléas familiaux, les adolescents des quartiers pauvres risquent quatre fois plus de se suicider que ceux des quartiers riches. Le quartier lui-même a un effet néfaste, « la pauvreté du quartier est un facteur de risque en soi ». Au centre-ville, parmi les jeunes itinérants aux prises avec les rigueurs de la rue, le taux de suicide médian est multiplié par trois.
Ce triste décompte inégalitaire s’observe selon des intensités diverses à Paris, mais aussi dans toutes les métropoles planétaires, où ghettos, quartiers et banlieues déshérités sont naturellement les plus à risque.
Une épidémie intime
Ce n’est pas seulement la détérioration des environnements collectifs qui place les hommes en situation de danger mais aussi la brutale dégradation de leur propre milieu de vie. En témoigne la vague de suicides dans les prisons françaises, notamment chez les plus jeunes détenus aux courtes peines. Pour les auteurs spécialisés, la population carcérale présente un taux de suicides masculins de quatre à onze fois plus élevé qu’en milieu naturel et il tend à augmenter pour l’ensemble des pays.
De la même manière, les fermetures ou réorganisations d’entreprises qui bouleversent la vie de milliers de travailleurs s’accompagnent à chaque fois de tragédies individuelles. La vague de suicides chez France Télécom n’est pas isolée : à Montréal, les exemples sont nombreux ; des suicides sont survenus en banlieue dans des entreprises déstabilisées, chez GM, chez Seagram et chez Alcatel, dans l’est de la métropole. Ces suicides viennent toujours assombrir une situation déjà tourmentée pour tous.
Les victimes de la nouvelle économie mondialisée éprouvent un sentiment d’impuissance destructeur qui les ronge quand, pour nombre d’entre eux, leur rôle de pourvoyeur est brutalement compromis. Beaucoup se sentent trahis par des employeurs pour qui ils ont été de loyaux collaborateurs pendant une bonne partie de leur vie.
Un abandon que vivent ceux dont la sphère privée se dérobe : faillites mais surtout ruptures. Ces effondrements individuels sont la scène eux aussi de destructions, suicides bien sûr, mais aussi meurtres, dont malheureusement les femmes sont les premières victimes. Tragique méprise.
Des alliées naturelles
Les femmes, qui occupent de plus en plus les postes les plus exposés – santé, enseignement, aujourd’hui police et justice –, semblent mieux résister à l’instabilité territoriale qui conduit les hommes à la mort. Elles ont, face aux ruptures et chocs environnementaux, des balises de détresse. Si les hommes représentent 80 % des suicides, les femmes constituent 75 % des tentatives. Les statistiques sont là aussi universelles mais inversées : trois femmes pour un homme.
Sans méconnaître les tragédies qu’ils incarnent, ces scénarios cliniques sont des signaux de détresse ; les femmes, en dernière limite, sont capables d’émettre un SOS psychologique. Elles acceptent plus facilement aussi de consulter, d’être aidées – elles représentent 70 % des patients déprimés qui consultent – et en plus, très souvent, elles ont un réseau d’amies avec lesquelles elles échangent plus intimement.
L’écoféminisme voit dans cette résilience la trace d’un rapport plus proche avec la nature, au travers de l’enfantement et de la gestation qui fait du corps de la femme un espace en lui-même où s’inaugure toute existence. Peut-on faire l’hypothèse que cette proximité intime et organique permet aux femmes de mieux composer avec des situations d’instabilité environnementale, au cours desquelles elles retrouvent une place que leur avaient octroyée de nombreuses sociétés premières, notamment amérindiennes ? Elles entretiendraient avec l’environnement un rapport d’intériorité tandis que les hommes le conçoivent dans un rapport d’extériorité qui, lorsque elle devient adverse, peut être meurtrière.
Comment prévenir cette épidémie ?
Puisqu’il est d’actualité, prenons l’exemple du monde du travail. Il doit être repensé en respectant le plus élémentaire des droits humains : considérer l’autre comme mon semblable, alors qu’on s’embarque aujourd’hui dans une véritable jungle des rapports. Accélérations des cadences, déplacements de poste, de fonction, de local, sur fond d’insécurité économique et de craintes de compressions, déstabilisent les communautés de travail au profit de relations pyramidales hiérarchiques et inaccessibles.
Pour les victimes du système, elles doivent d’abord passer le cap de la crise, éviter l’isolement dans un univers en pleine désolation. Il faut donc prévoir des lieux de parole et d’échanges de proximité permettant à des hommes fragilisés de se retrouver, de se recomposer. Partager des situations permet de se sentir moins seul, de se décharger du poids de son histoire et d’ouvrir le champ social – bref, de s’évader du présent avant de disparaître des écrans radars de la vie.
Le traitement de fond de cette épidémie a son vaccin : le respect de nos environnements, individuels mais aussi collectifs, régionaux ou urbains. Chacun d’entre nous doit être attentif à nos milieux de vie, les rendre plus chaleureux quand le néolibéralisme ambiant les détériore et nous divise.
References
↑1 | EMPAN, n◦ 77, mars 2010. Pages 23-25 (version web). |
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↑2 | Mise à jour: cette proportion de 3 pour 1 était encore d’actualité en 2019. Voir le communiqué de l’OMS. |
↑3 | Source: Inserm (dir.). « Suicide : Autopsie psychologique, outil de recherche en prévention ». Rapport. Paris : Les éditions Inserm, 2005, XII- 199 p. [lire en ligne] |
↑4 | « Les principales causes de décès au Canada, 2005 ». Statistique Canada. 31 mars 2009. [lire en ligne] |