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Suicide: une épidémie silencieuse

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À Montréal, ces derniers temps, on a beaucoup parlé à la fois du suicide des hommes et de la tragédie de Polytechnique à la faveur de sa « sortie » cinématographique[1]Le film Polytechnique, du réalisateur québécois Denis Villeneuve, est sorti en 2009, vingt ans après les tragiques événements. Plus de détails sur Wikipedia.. Les deux événements ne sont pas sans rapport. La rubrique faits divers des magazines, fait régulièrement mention de la violence des hommes — notamment à l’égard des femmes, voire des enfants — et cette agressivité souvent mortelle se retourne aussi très souvent contre eux-mêmes, comme en témoigne l’actuelle épidémie mondiale de suicides qui les frappe prioritairement. Cette situation est largement interprétée sous nos latitudes comme une réaction à une émancipation des femmes, pourtant encore timide et diversement répartie sur la planète. Notre approche est tout autre…

Homme pointant l'index droit sur sa tempe, à la manière d'un pistolet, les yeux fermés.
Photo © Engin Akyurt

La pratique clinique relayée par l’épidémiologie psychiatrique nous indique clairement que les hommes sont aujourd’hui vulnérabilisés par un environnement qui leur échappe et qui altère leur image. Face à une réalité spatiale menaçante qui nous concerne tous, ils réagissent de manière plus impulsive et plus violente. C’est cette dimension environnementale que nous avons choisie pour aborder ce contexte de violence à travers cette étrange épidémie masculine qui ne serait pas tant l’effet d’une guerre des sexes que d’une guerre des « mondes ».

Écopsychiatrie d’une épidémie silencieuse

Dans les statistiques révélées par les médias et concernant le suicide au Québec, on constate que 80 % des cas recensés concernent des hommes. C’est la première cause de décès parmi les garçons de 15 à 19 ans, juste avant les accidents de la route, dont le détail nous apprend le plus souvent qu’ils sont la résultante d’un jeu de roulette russe. On pourrait sans mal ajouter à ce sinistre décompte la violence des gangs avec leur lot de jeunes victimes.

Dans mon travail comme psychiatre avec le grand public, notamment à l’urgence, je peux constater de plus en plus le rôle déterminant des facteurs environnementaux dans la compréhension et le traitement des états de crise et des déséquilibres mentaux. Cette épidémie meurtrière n’y échappe pas, même si le plus souvent, une perception idéologique de ses causes largement répandues dans les médias en fait, trop souvent exclusivement, une conséquence du mouvement féministe dont les hommes seraient à titres divers les victimes. Pourtant, c’est moins l’engagement des hommes dans une guerre des sexes que leur sensibilité au désordre spatial actuel que l’écopsychiatrie va révéler pour expliquer cette épidémie planétaire.

Une épidémie territoriale

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) fait état — non seulement en Occident, mais aussi en Chine et au Japon — de trois suicides d’hommes pour un de femme, avec un pic entre 18 et 39 ans. Cette épidémie meurtrière, qui touche les territoires de notre modernité, n’est pas répartie géographiquement de manière équitable. Au Québec, des régions éloignées comme la Gaspésie où l’Abitibi en lutte pour leur survie sont les plus touchées, si l’on fait exception de certaines « réserves » amérindiennes où le risque suicidaire peut-être cinq fois supérieur à la moyenne.

On rencontre cette même dynamique territoriale en Écosse ou le Centre for Rural Health de l’université d’Aberdeen définit les zones rurales et isolées comme étant prioritairement « à risque »[2]C. Stark, P. Hopkins, D. Gibbs. « Population density and suicide in Scotland ». Juillet 2007.. En Espagne, des études indiquent qu’en Galicie, depuis 30 ans, le taux de suicide parmi les jeunes adultes a augmenté de 15 % dans les régions les plus démunies[3]C. Vidal-Rodeiro, M. Santiago-Pérez, J. Paz-Esquete, M. López-Vizcaíno, S. Cerdeira-Caramés, X. Hervada-Vidal, E. Vázquez-Fernández. « Space-time distribution of suicide in Galicia, Spain … Continue reading. Par ailleurs, une étude de l’OMS indique que le taux de suicide des Estoniens d’origine russe a augmenté de 39 % depuis l’indépendance de l’Estonie en 1991, soit à partir du moment où cette population, stable et dominante a été brutalement insécurisée[4]K. Kõlves, M. Sisask, L. Anion, A. Samm, A. Värnik. « Factors Predicting Suicide among Russians in Estonia in Comparison with Estonians: A Case-Control Study ». Décembre 2006..

Cette courbe ascendante des taux de suicide en regard d’une stagnation ou détérioration territoriale se retrouve naturellement dans les villes. Une récente étude de Statistique Canada nous apprend qu’à Montréal, les adolescents des quartiers pauvres risquent quatre fois plus de se suicider que ceux des quartiers riches.

Une problématique urbaine

Mme Véronique Dupéré, l’auteure principale de cette étude[5]V. Dupéré, T. Leventhal, É. Lacourse. « Neighborhood poverty and suicidal thoughts and attempts in late adolescence ». Octobre 2008., note qu’indépendamment des revenus ou des aléas familiaux, le quartier lui-même a un effet néfaste: « la pauvreté du quartier est un facteur de risque en soi ». On retrouve sensiblement cette même répartition topographique des suicides dans toutes les métropoles de la mondialisation où les ghettos, les quartiers ou banlieues déshérités sont les plus à risque. « Le suicide y apparaît plus facilement comme une stratégie pour faire face à un événement difficile », conclut Mme Dupéré.

La pulsion de mort qui hante certains territoires fragiles ou fragilisés va frapper, toujours et partout, les populations d’hommes les plus sensibles et les plus ébranlées, dans un environnement adverse qui devient meurtrier. Au centre-ville de Montréal, parmi les jeunes itinérants aux prises avec les rigueurs de la rue, le taux de suicide médian est multiplié ordinairement par trois — parfois par cinq dans le cas d’adolescents ayant été, dans leur enfance, plusieurs fois déplacés de famille ou de structure d’accueil, n’ayant pas réussi à développer un sentiment d’attachement protecteur.

Un sentiment qui, par ailleurs, peut se perdre — après les fermetures de GM à Boisbriand, de Seagram à Lasalle et d’Alcatel, dans la banlieue Est de Montréal, on a enregistré des suicides d’employés ou d’ouvriers qui, auparavant, fonctionnaient normalement. Ils se retrouvaient soudain aux prises avec un sentiment de désarroi devant les effets locaux d’une nouvelle économie mondialisée sur laquelle ils n’avaient, comme aujourd’hui, aucune prise.

Les hommes, au-delà des situations de stress communes aux humains, tous sexes confondus, seraient plus sensibles à l’insécurité territoriale actuelle et supporteraient mal leur impuissance face à une telle situation. Ils entretiennent un rapport spécifique à l’espace qui les fonde. La perte de pouvoir et de contrôle sur leur environnement renvoie à une impuissance demeurant leur hantise et à laquelle le suicide s’offre comme solution.

Bien sûr la psychiatrie est sensible à cette dérive spatiale du mental. Elle repositionne ses modalités d’intervention au plus près du public, comme dans le cas des urgences, et insiste sur la place du stress dans la compréhension et dans le traitement des troubles que génère leur environnement.

Une clinique géomentale sexuée

Confronté à un espace menacé et menaçant, l’homme exprime son malaise moins par une symptomatologie des humeurs, sinon un vague sentiment de blues, que directement, par des symptômes incorporés allant jusqu’au suicide.

La pratique clinique — notamment à l’urgence où j’exerce depuis 30 ans — permet de confirmer ce que l’épidémiologie nous apprend statistiquement: la déstabilisation environnementale provoque chez les hommes un véritable séisme physique qui se manifeste en termes de fatigue, d’épuisement, d’irritabilité ou de violence. Ils revêtent des formes diverses de l’épuisement professionnel ou de la rage de la route jusqu’aux voies de faits extrêmes. Cette symptomatologie physique et impulsive précède souvent, chez les hommes, toute formulation de leur détresse en termes psychiques, de tristesse ou de souffrance morale.

Ceci explique à la fois le fait qu’ils consulteraient peu et que la psychiatrie soit moins ouverte à leur type de plainte. Pourtant, que la corde cède ou que le fusil s’enraye, dans l’après-coup, ce sont des rescapés effondrés en larmes que nous recevons. Ils réalisent soudain une perte de contrôle de leur vie qui dure depuis des mois sans qu’ils aient réellement conscience de ses effets dévastateurs, lesquels auraient pu, en un instant, leur être fatals.

Des situations de ce genre, avec leurs scénarios multiples, nous en avons rencontrées beaucoup à l’urgence où se présentent, aujourd’hui, de plus en plus nombreux mais dans des conditions moins dramatiques, des hommes de tout âge. Ils sont le plus souvent engagés dans une véritable confrontation, un « corps à corps  » inégal avec un environnement personnel qui se dégrade et qu’ils veulent maîtriser.

Un corps vulnérabilisé que l’on retrouve en première ligne pour exprimer le malaise existentiel. Souvent sans mots, il dérive. Il tente de se fixer avec des dépendances diverses: alcool, drogue, sexe, jeu… Ces tentatives d’accrochages fréquemment associés aux passages à l’acte violents précipitent la perte du sujet.

En situation d’instabilité pour exprimer leurs malaises et leurs difficultés, beaucoup d’hommes ont recours de diverses manières au corps comme modalité d’expression. La souffrance n’est pas ressentie psychologiquement et, quand elle se manifeste sous cette forme mentale, elle n’est pas toujours immédiatement admise.

Nous devons ainsi, parfois, lorsque nous recevons des hommes en détresse amenés par des amis ou des collègues, procéder à des hospitalisations autoritaires pour les protéger contre eux-mêmes, contre leurs pulsions violentes. En état d’apesanteur, ils sont incapables d’individualiser tristesse ou désespoir, qui sont les dernières balises de détresse signalant l’imminence d’un danger. Un danger d’autant plus grand que leur estime est à plat — rupture, chômage, faillite, etc.. Ils se retrouvent individuellement fragilisés dans un contexte où leur statut perd sa légitimité et que leur image, notre moderne narcissisme, se dégrade ou s’altère.

Les banques de sperme et les familles recomposées engageant parfois des couples homosexuels rendent la paternité aléatoire, détachée de la procréation directe, tandis que la virilité fragilisée par l’évolution des mœurs est impuissante à s’imposer dans des univers aujourd’hui en plein bouleversement. Le tragique décompte des suicides d’hommes relève clairement d’une hypersensibilité aux transformations et menaces qui pèsent sur nos environnements au moment où le statut et l’image des hommes subissent ces transformations. Dans un tel contexte, perdre le contrôle de son environnement devient dangereux et explique — sans les excuser — des déroutes narcissiques pouvant mener au suicide, mais aussi à une violence dont les femmes sont les premières victimes.

L’impasse de la guerre des sexes

La clinique psychogéographique actuellement émergente permet de resituer le supposé déclin des hommes dans un contexte environnemental qui n’oppose pas les sexes, mais les sollicite et les engage différemment. Si les hommes subissent de façon draconienne les altérations du milieu, c’est parce que, tendanciellement, ils entretiennent avec l’espace un rapport de maîtrise, de confrontation et parfois d’asservissement — bref un rapport d’extériorité, qui serait intériorisé chez les femmes.

L’écoféminisme y voit la trace d’un rapport plus proche avec la nature au travers de l’enfantement et de la gestation, qui fait du corps de la femme un espace où s’inaugure toute existence. Peut-on faire l’hypothèse que cette proximité intime et organique leur permet de mieux composer avec des situations d’instabilité environnementale au cours desquelles elles retrouvent une place que leur octroyaient de nombreuses sociétés premières, notamment amérindiennes?

Elles participent aujourd’hui largement au maintien des harmonies spatiales. On les retrouve de plus en plus souvent dans des professions en première ligne du malaise civilisationnel, celles que délaissent les hommes. Par exemple, elles sont aujourd’hui majoritaires parmi les psychiatres.

Sans doute est-il nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion sur le féminin et le masculin, sachant que quel que soit notre sexe biologique, nous détenons tous une part de l’autre. Un « métissage  » qui devrait nous aider à traverser la tempête menaçant l’humanité et nous permettre de résoudre les défis économiques, politiques et écologiques s’imposant à notre planète en mode mondialisation accélérée.

Sachant que nous sommes tous dans le même bateau, dans la même tourmente, plutôt que de rattacher l’actuelle épidémie de suicides (comme la violence des hommes) à une guerre des sexes humanicide, essayons de ramer dans la même direction.

Face à une situation environnementale menaçante qui nous concerne tous il est important de nous donner des objectifs communs. Minimalement, pour chacun d’entre nous, être soucieux d’offrir des milieux de vie sécurisés, plus chaleureux; et pour nous autres, psychiatres: des espaces thérapeutiques réparateurs permettant à des hommes jeunes et fragilisés de se retrouver, de se recomposer, avant qu’ils ne disparaissent sans un mot des écrans radar de la vie.

References

References
1 Le film Polytechnique, du réalisateur québécois Denis Villeneuve, est sorti en 2009, vingt ans après les tragiques événements. Plus de détails sur Wikipedia.
2 C. Stark, P. Hopkins, D. Gibbs. « Population density and suicide in Scotland ». Juillet 2007.
3 C. Vidal-Rodeiro, M. Santiago-Pérez, J. Paz-Esquete, M. López-Vizcaíno, S. Cerdeira-Caramés, X. Hervada-Vidal, E. Vázquez-Fernández. « Space-time distribution of suicide in Galicia, Spain [1976-1998] ». Juillet 2001.
4 K. Kõlves, M. Sisask, L. Anion, A. Samm, A. Värnik. « Factors Predicting Suicide among Russians in Estonia in Comparison with Estonians: A Case-Control Study ». Décembre 2006.
5 V. Dupéré, T. Leventhal, É. Lacourse. « Neighborhood poverty and suicidal thoughts and attempts in late adolescence ». Octobre 2008.