Récits et Voyages

Invitation au voyage : l’Abitibi

Sous un ciel clair, l’avion survole une interminable litanie de collines, de forêts et de lacs. La nuit tombe, pourtant, il me semble que nous venons tout juste de quitter l’aéroport, quelques minutes, à peine… « Région aux dimensions d’un pays, assez vaste pour contenir la Suisse, le Danemark et la Belgique réunis, ses paysages se caractérisent d’abord et avant tout par les immenses étendues où pointent de rares collines de faible altitude. » La brochure touristique que je relis en diagonale confirme mon sentiment d’étrangeté tandis qu’autour de moi, quelques passagers avachis somnolent au retour d’une fin de semaine passée à Montréal. Vue des airs, soudain, une simple éraflure, la piste se dessine, illuminée, coincée entre le bleu tranchant de la nuit et l’horizon des plaques tectoniques où miroitent les lacs gelés.

Le bimoteur entame sa descente. Décélération, changement d’altitude, coup d’œil rapide côté hublot, le sol qui se rapproche de plus en plus vite, la piste qui défile en rase-motte sous le train d’atterrissage, tout se déroule comme prévu, dans quelques instants je vais marcher sur la lune. Ultime intervention de l’hôtesse, « merci d’avoir voyagé avec notre compagnie, bon séjour, ciel clair — 30 degrés Celsius », dernières consignes : « la piste peut être glissante, ne rien oublier dans l’appareil. »  Le quotidien acheté au départ, dont j’ai lu jusqu’à la rubrique des sports, et la brochure touristique que j’ai épuisée, depuis la fête de la pomme de terre jusqu’au rodéo du camion, rejoignent quelques autres effets personnels à l’intérieur de mon sac. Impatient d’arriver, je prends place dans le couloir…

Aéroport de Rouyn-Noranda en abitibi témiscamingue.

Abitibi. Tout le monde descend!

Dès l’ouverture des portes, la température glaciale de l’air me pénètre, une densité atmosphérique physique qui évoque, inversée, celle qui vous saisit lors d’une sortie d’avion dans les pays tropicaux. Cette fois, la sensation n’est pas de dilution, mais de contraction. Je m’enfonce, me replie dans mon pardessus pour traverser rapidement les quelques dizaines de mètres d’asphalte bordés de neige qui me séparent de l’aéroport de Rouyn-Noranda. Dans ce froid sec et mordant, planté au milieu de cette immensité obscure, le hall a des allures d’austère gare routière dont les murs sont tapissés de panneaux publicitaires vantant les mérites d’hôtels, restaurants, chambres de commerce et autres attractions locales. Quelques sièges plastifiés, un téléphone mural, deux bacs à plantes vertes et trois employés complètent ce décor insolite. 

La région est à la recherche de personnes compétentes et qualifiées pour pourvoir des postes de psychiatre. L’offre d’emploi à laquelle je réponds n’a ni le panache d’un poste de responsabilité aux urgences new-yorkaises ni l’éclat d’une invitation dans une université californienne pour y approfondir mes intuitions spatiales. N’empêche, la perspective de quitter Paris pour mettre, les pieds en Amérique côté cour a tout pour me séduire. Canada ? Québec ? Abitibi ? Je me revois, penché sur l’atlas à la recherche de ces lieux étranges, signes des antipodes. L’arrivée des bagages sur le court tapis roulant me ramène définitivement sur terre. L’aéroport se vide, les voyageurs disparaissent dans la nuit avec leur famille. Heureusement pour moi, un passager plus âgé s’enquiert de ma destination et m’offre de m’amener en ville. Parmi ce flot d’habitués il a remarqué ma dégaine de nouveau venu, mon désarroi peut-être, mais surtout mes vêtements trop légers et mes chaussures fantaisie, imparables pour les trottoirs parisiens, mais ridicules sous ces latitudes. Coup de bol, il connaît l’hôtel où m’attend une chambre, réservée, je réalise que j’étais perdu. Tout paraît simple, sans protocole, à l’image de l’environnement, immensément présent et sans apprêt, à prendre ou à laisser. Je prends.

Les taxis attendent les passager qui arrivent des grands centres…
Pas les bons souliers pour cette région du nord-ouest du Québec…

Vertige horizontal

Direction le stationnement où nous attend son américaine déjà chaude, démarrage à distance oblige. « Pas chaud dehors », dit mon guide guilleret, content de rentrer après quelques jours passés, avec ses deux fils partis étudier à Montréal. À travers le parebrise panoramique, la route étroite, et sombre traverse un paysage d’une blancheur immaculée, sur laquelle seul l’éclat de la lune se réverbère à grands pans. Je comprends que le Motel de Ville est sur son chemin, il habite avec son épouse dans un village, à une heure plus au sud.

Plus au sud… Je suis incapable d’intégrer cette information, nous sommes en pleines dunes de neige désertiques caressées par le vent. Lentement émergent les lumières éparses d’habitations dispersées qui vont se perdre dans le scintillement indistinct au loin d’une cité minière. Pour me resituer, mon initiateur anonyme m’offre quelques repères, premières traces d’occupation humaines 6 000 ans avant notre ère, puis la colonisation et la ruée vers l’or dans les années 1930, un raccourci de la conquête de l’ouest version boréale. 

Nous pénétrons les faubourgs, quelques entrepôts en dépôt de bilan, des stations-service, une épicerie où vient se garer une voiture de police, des arbres pétrifiés, des congères et, à intervalle constant, des réverbères fluorescents éclairant quelques rares passants pressés. J’attribue à la fatigue ma difficulté à le comprendre, autre lieu, autre musique. Plus que son affabilité, c’est sa sollicitude qui me touche, sa solidarité plutôt. Après tout, il ne me connaît ni d’Ève ni d’Adam… Je suis seul, fraîchement débarqué Il m’introduit simplement dans son étrange décor, en devinant mes appréhensions « la nature, mais aussi la vie sociale et culturelle, vous verrez on ne s’ennuie pas ici… ». Il accompagne mes premiers pas, en déroute de sens, sans prétendre répondre à la question qui me taraude depuis ma descente d’avion, comment vivre à peu près normalement dans un tel environnement, « … je m’y habituerai. » conclut-il

Rue principale de Rouyn-Noranda.

Nous sommes maintenant en pleine ville, rue Principale, devant l’hôtel, le tableau de bord de notre belle américaine indique : 18 h 35. — 32°C.  Je le remercie, il me souhaite bon courage. Réception de l’hôtel, répétez votre nom, chambre 226, l’ascenseur à gauche, deuxième étage, tout droit jusqu’au fond du corridor, porte à droite, m’indique en souriant une étudiante qui travaille ici les fins de semaine. Bonne nuit. Hall et restaurant sont déserts, lumières basses, un banal dimanche soir de février, je me réfugie dans ma chambre. Confortablement installé dans un fauteuil, j’observe par la baie vitrée les maisons basses en forme de boîtes bordant la rue avec à son extrémité toute proche, le Terminus voyageur. Un autobus garé en épi vrombit en sourdine, un nuage de vapeur s’en échappe et autour, quelques rares passagers en attente de s’engager plus profondément dans ce paysage de carte postale. Sidéré, je ne cesse de me rappeler les hasards ayant permis cette rencontre avec un décor en forme d’interminable conte de Noël. 

Montparnasse — Rouyn-Noranda

L’aventure s’inaugure sous forme d’entrevue à Paris du côté de Montparnasse, avec trois sympathiques cow-boys en costume trois-pièces, véritables chasseurs de têtes, ils nous reçoivent en file indienne. L’objectif ? Recruter une douzaine de psychiatres français, « because la langue », afin de pourvoir à la sous-médicalisation de « centres urbains éloignés », au nord-ouest du Québec. Première mondiale en la matière, point n’est besoin d’épiloguer sur l’insolite d’une telle greffe « psychiatrico boréale » à saveur politique locale, cautionnée du bout des lèvres par les autorités médicales et universitaires montréalaises. Après des années de service rapproché aux urgences d’hôpitaux parisiens, l’opportunité m’était ainsi offerte de participer à une aventure outre atlantique, véritable première mondiale en la matière. 

Ce voyage d’exploration d’une durée de quatre jours vise à juger de mes capacités d’adaptation et à me permettre de sélectionner mon camp de base parmi les capitales régionales que je vais visiter, Rouyn, Amos, Val-d’Or et Lasarre. Pour m’accompagner, l’administration a retenu les services d’un des fonctionnaires présents à Paris. Mon guide ne fait pas exception à la règle. Comme des milliers d’autres, il est venu s’établir ici à la poursuite d’un rêve. Tradition régionale, son recrutement s’est fait, lui aussi, par l’entremise d’un appel à candidatures provincial. Son discours est clair, il répète celui qui l’a séduit, celui-là même qui accompagnait le rêve des premiers colons : la promesse d’une bonne affaire, de grands espaces, un retour à la terre, la chasse et la pêche, la vitalité de la vie socioculturelle, l’amabilité de la population, le modernisme des équipements et les opportunités sans limites, sinon celle de l’imagination, comme l’indique aujourd’hui le site web de la municipalité de Rouyn, où je choisis finalement de venir m’installer.

Trois mois plus tard, je débarque pour de bon, en pleine mythologie migratoire avec comme tout bagage une malle valise, dernier cri de la mode afro-maghrébine achetée Place de la République à Paris avant mon départ. J’arrive cette fois en voiture de Montréal, j’ai traversé le désert culte des Abitibiens, la réserve faunique La Vérendrye, deux cents kilomètres de bois et de lacs, qui les isole et les protège. Même hôtel, orientation différente, ma fenêtre donne sur la rue Principale et c’est l’été, il fait 30oC. En face, de moi, cette fois le Château Windsor, une maison de chambres sur quatre étages, les fenêtres sont grandes ouvertes sur des univers modestes. Animé par un petit ventilateur, un rideau de fortune flotte et découvre à intervalle régulier, deux ou trois quidams torse nu, attablés, avachis, accablés… un véritable paysage de désolation à la Lucian Freud. Sous la canicule, la rue est vide, l’air sulfureux des émanations de la Noranda, qui a donné son nom à la ville. Paysages à la Hopper.    Demain huit heures du mat’, je travaille. 

L’été , les Rouyn-Norandiens habitent la rue Principale au maximum.

Réorganisation de l’espace en psychiatrie

Le service de psychiatrie est situé au sixième et dernier étage du centre hospitalier, le plus haut immeuble de Rouyn-Noranda. Il offre une vue panoramique sur des dizaines de kilomètres à la ronde et, à ses pieds, le lac d’un côté et de l’autre la ville, et comme figures de proue, les deux légendaires cheminées de briques façon hauts-fourneaux, toujours en activité, de Noranda.

Le hall d’entrée du département sert selon les heures de salle des pas perdus, de salle à manger ou de salon pour les visiteurs ou la télévision. Au-delà de ce premier cercle de l’hospitalisation, un labyrinthe de couloirs, au centre, un poste infirmier vitré et fermé et, en sentinelle, une salle d’isolement. Les chambres en bordure décrivent le périmètre extérieur au sein duquel circule un labyrinthe de couloirs obscurs. Les patients sont renvoyés à une solitude déambulatoire, à moins qu’ils se réfugient dans leur chambre défraîchie ou dans des salles de réunion sans attrait. Je suis d’autant plus sensible à ce décor que cet espace médicalisé que j’avais entre autres comme mission de transformer me servait de premier point de repère dans mon installation. 

Hall d’entrée du département de psychiatrie du CHRN
Vue du sixième étage de CHRN, au loin , les collines du Mont-Kékéko…

Au niveau de la pratique professionnelle, je suis un peu décalé. Là aussi, merci à la disponibilité des équipes qui ont participé à la bonne marche de cette expérience transterritoriale. Bien sûr, je retrouvais, facilement identifiable, le vieux fond de commerce de la psychiatrie internationale, psychose ou dépression, mais je devais surveiller la manière dont je prescrivais, déstabilisé par rapport à la pratique habituelle. Par ailleurs, j’avais du mal à réguler mes interventions avec des catégories sensibles (alcooliques, toxicos, borderlines). Si j’ai connu de nombreux succès, j’ai aussi essuyé quelques échecs : phénomènes d’irritation, d’agressivité voire de violence mal contrôlée.

À l’extérieur de ma pratique, mon autre point de repère, mon quatre-pièces en location avec vue directe sur le stationnement. Après Paris, cette débauche de pieds carrés m’apparaît comme un luxe inouï. Ce n’est que bien longtemps après que j’ai compris que ma rue, dans une ville étroitement stratifiée où les médecins possèdent le plus souvent de grosses maisons, était considérée comme une rue de pauvres, BS et RMI. Ce contresens initial involontaire a sans doute contribué à façonner ma réputation de marginal, à inscrire ma légende d’outsider, ce qui sert d’histoire dans une région de migrations.

J’étais passé d’un environnement parisien qui m’était familier, à un espace nouveau, lequel je devais exercer. Durant mes temps libres, je sillonnais des routes sans fin et je m’introduisais avec ma vieille Buick usagée dans les rangs jusqu’au moment où ils se perdent dans la nature. À pied, j’explorais des paysages de roches millénaires habillées de fragiles épinettes qui par endroit font place à des lacs scintillant sous le soleil. Découverte aussi du Rouyn by night. Ses lieux cultes : La Moderne, disco ouverte le week-end, la brochetterie grecque, l’éternelle pizzeria italienne, le chinois et le Cabaret de la dernière chance. Il accueille la faune des artistes (Richard Desjardins) bref, les intellos, l’envers de la ville. Dans une mouvance proche, je suis ainsi introduit aux problèmes de pollution que rencontre la région, avec ses militants écolos, et au mouvement des femmes, avec en point de mire, inceste et violence familiale et conjugale. Avec l’hôpital et mon appartement, ce Cabaret était mon troisième repère et c’est à partir d’eux que j’explorais la région, construisais mes trajets, élaborais ma syntaxe.

Le Cabaret de la dernière chance, ancien parquet local de la bourse où les investisseurs miniers venaient mettre à jour leurs investissements à l’aide de « Tickers ». Ces appareils, à l’allure d’un télégraphe muni d’une imprimante, confirmaient officiellement sur des rubans de papiers troués via les grandes bourses minières, les transactions finalisées de ses clients .

Exercices de grammaire spatiale

Tout un chacun voyageant hors des sentiers battus, chaînes d’hôtels internationales et clubs a déjà fait cette expérience de la découverte. Ma problématique spatiale n’est pas loin de celle du voyageur découvrant une ville ou pays étranger, un environnement différent. Il va d’abord s’assurer un lieu fixe, une zone de replis et des endroits symboliques comme les monuments, les clubs, les musées et à partir de ces éléments de vocabulaire rudimentaire, il va esquisser ses trajets, ses passages. En même temps que la syntaxe s’enrichit, le vocabulaire se diversifie avec la découverte d’autres lieux. C’est sans doute ce type de voyage que j’initiais alors en Abitibi. À travers tout ce processus d’appropriation, je refais, comme le voyageur, une espèce de cheminement originel qui, d’une certaine forme de chaos spatial, conduit à une maîtrise de l’environnement. Ce type de rencontre spatiale n’est pas forcément évident. On l’a vu à Paris, avec des consultants étrangers à la ville, dissociés entre l’espace réel de la capitale et son aura fantasmée, submergés lorsque l’espace, massivement, viole l’intimité, ou par la manière dont l’espace rentre dans l’intimité de l’individu et menace son intégrité. C’est le coup de bambou des Européens en Afrique. 

On voit dans ces situations combien l’espace est structurant. Soit qu’il devienne étranger comme dans la psychose, ou qu’il soit étranger comme dans l’insertion dans un espace nouveau. On se rend compte combien les espaces intérieurs sont fragiles, susceptibles d’être bouleversés comme dans les situations aiguës. Le changement d’espace, le mouvement sont des situations qui nous renvoient à des situations infantiles, régressives. 

Il peut s’agir de terreurs paniques aussi bien que de véritables plaisirs de découverte, pour moi il s’agissait d’une résurrection. Escapades adolescentes et nocturnes sur les toits, nuits blanches, sorte de rebirth territorial, de régression à des pratiques ludiques de l’espace qui nous ramènerait à notre expérience originelle et infantile de conquête de l’espace, au moment de la vie où il nous paraît encore indistinct et indéfini, jusqu’à ce qu’il prenne forme. C’est le souvenir de cette expérience originelle qui fait que tout espace nouveau nous paraît immense et démesuré avant que nous l’ayons arpenté pour lui imprimer notre identité. Notre boussole : cette empreinte spatiale qui constitue notre spatiotype, à la croisée de la singularité de nos premiers pas et des règles de notre territoire d’origine. J’étais personnellement happé par cet étrange décor hallucinatoire de western polaire et de boomtown durant cette période d’effervescence, de fièvre de l’or. Je réalisais mon rêve nomade et en même temps, cette espèce d’excitation jubilatoire me ramenait à l’enfance ; je ne faisais pas que rompre des attaches territoriales, je renouais avec des identités territoriales infantiles en sommeil. C’est dans cet étrange état que je me retrouve aux avant-postes de cette frontière, sans prise réelle sur la nature précise des origines des demandes et sur leur devenir. C’est là que je vais découvrir de manière dramatique, la singularité des spatiotypes.

Une telle situation peut avoir ses ratés, des accidents pouvant être périlleux quand on a charge précisément de rétablir la mobilité des gens en même temps qu’on cherche ses marques. Affecté à recevoir les déroutes individuelles d’une population sans grand recours psychiatrique et dont j’ignore presque tout, j’allais me raccrocher, pour « opérer », à mon expérience parisienne et à un savoir prétendument universel, la psychiatrie. Ils ne pouvaient totalement éclairer une pratique thérapeutique aveugle, car privée de ses repères environnementaux familiers. C’est à l’urgence que ce manque se faisait le plus cruellement sentir, d’autant qu’il n’y a pas de tradition d’urgence psychiatrique à Rouyn. Simplement, il y a 24 heures sur 24, la possibilité de faire appel à un psychiatre dans le cadre d’une urgence générale. 

Pierre : la révélation

Un vendredi soir d’automne, un jeune universitaire fraîchement arrivé dans la région débarque à l’urgence. Il ne m’est pas inconnu. Je l’ai déjà vu errer comme moi dans les rues, traîner dans les bars de la ville. Ce soir, il semble littéralement assommé. Jeune cadre fraîchement débarqué dans la région et faisant face au divorce avec une conjointe restée à Montréal, il vient de tenter de se suicider. Mon expérience avec les suicidaires et avec l’urgence va être prise en défaut, tragique ironie, une erreur d’appréciation des données spatiales et de leurs effets diversifiés. On peut être fasciné ou assommé, ça dépend, par l’horizon démesuré qui s’ouvre devant vous.

J’étais fasciné. Lui au contraire était assommé. Appelons-le Pierre. Ces vastes horizons, Pierre les ressent comme l’expression d’un vide menaçant. Proprement égaré dans cette vacuité sans repères pour lui, nulle mythologie des grands espaces pour le retenir, il sombre, largué et solitaire. Il accepte une hospitalisation de fin de semaine, un simple compromis, considérant sa position sociale. Comme moi, sans doute, il redoute ces journées sans activités professionnelles dans une ville devenue tanière au seuil de l’hibernation. Il est pris en charge par une équipe d’infirmiers avec laquelle il a un rapport chaleureux, moi-même, je le rencontre à plusieurs reprises, individuellement. Des références universitaires communes, la transparence de son français international, le fait de partager le même statut de nouvel arrivant semblent faciliter les choses. Après avoir reçu une médication antidépressive et accepté un suivi ambulatoire rapproché, il part le lundi matin pour discrètement retourner travailler. Tout paraît bien aller et pourtant, tout n’est qu’illusion. Je m’étais fourvoyé. L’urgence me semblait familière ; elle allait me surprendre. J’avais l’habitude des chaos spatiaux, des SDF, des tentatives de suicide ou des patientes étrangères. Cette fois, c’est moi qui ai été surpris en position de fragilité spatiale. L’expérience que j’avais observée à Paris ne m’avait en aucune façon prémunie, j’allais vivre à Rouyn-Noranda une expérience de déterritorialisation. J’étais totalement méconnaissant des énergies qui régissent ce territoire, balayé par les fluctuations économiques et par le cycle contrasté du climat. 

Un mois plus tard, l’hôpital me rappelle. Première neige. Toutes les rues sont satinées de blanc. Un blanc instable balayé par le vent, chaussée glissante. La fine couche de neige craque sous les pas, début de l’hiver. Les habitants rentrent chez eux, la fréquentation des lieux publics se restreint. Ce repli renvoie l’étranger à sa solitude, le fige, à moins qu’il ne le déporte vers les bars et les clubs, où l’alcool et la cocaïne sont facilement accessibles dans cette période faste, avec ses revers, un nombre inquiétant de suicides. Au loin, de la grande rue, les lumières du motel Noranda avec son piano-bar en sous-sol, repaire des divorcés et endeuillés à la dérive. Ambiance plutôt lourde. Première apparition de ce lieu fétiche qui sera jusqu’à sa disparition, un compagnon fidèle de ma pratique. Tour à tour, décor des crises existentielles, de rencontres exaltées et de ruptures fracassantes, il accueillait les clients entre deux âges, entre deux partenaires, le plus souvent entre deux eaux ou deux verres, ceux et celles que nous traitions pour dépression, miraculeusement guéris par le coup de foudre et à nouveau effondrés au moment du coup de grâce. Pierre en sortait, à moitié ivre, lorsqu’il s’est jeté volontairement sous les roues d’un camion. Le geste suicidaire est sans équivoque et ce soir, je tourne à gauche vers l’hôpital, ou le récit de l’accident me laisse à penser qu’il est agonisant. Je perds pied, assommé à mon tour. Novices, nous étions immergés tous les deux dans ce véritable brouillard boréal où le rythme des saisons et des cycles économiques accompagne l’instabilité des humeurs et bouscule les personnalités fragiles. Pierre s’en sort miraculeusement avec de légères contusions et passe ensuite quelques temps dans notre département de psychiatrie. Au cours de son séjour, la parole qui avait été, la première fois, prise en défaut, retrouve ses aises dans une situation territoriale redéfinie et stabilisée. Il repart définitivement pour sa ville d’origine, Montréal. Moi, je reste. Cette histoire me hante, comme l’expression d’un malentendu clinique où l’espace agit comme acteur de premier plan. 

Un territoire dont l’histoire se confond avec celles de flux migratoires récents, obligeant ses occupants à se constituer des systèmes relationnels protecteurs, des modes de regroupement identitaire ; famille, gang d’amis, associations locales et communautaires, églises, sectes charismatiques, bars qui représentent toujours de fragiles points de repère dans un univers où les lieux sont labiles et souvent éphémères. Sur ces vastes étendues, des tribus familiales inscrivent des histoires embryonnaires empreintes de conflits et parfois de violence, dans un environnement où les sédentarités sont lentes à s’établir, et s’achèvent parfois tragiquement. Le décor peut devenir inhospitalier, hostile, au moment où le vide intérieur comme celui de Pierre menace de rencontrer le vide extérieur. Une situation où la langue signifie ses limites et où le corps, comme souvent, dans les cliniques de la modernité, entre en résonance directe avec l’espace. Une rupture d’harmonie entre un sujet et un environnement dont j’étais méconnaissant, incapable en tout cas d’en mesurer les effets. Un espace parfois dangereux. On y compte notamment un taux de suicide des jeunes hommes parmi les plus élevés au monde. Les séparations affectives récentes, comme celles qu’a connues Pierre sont engagées dans 40 % des cas. Ainsi, dans cette région dite éloignée, l’âge, le sexe, l’isolement et la détresse sentimentale se composent pour constituer une entité clinique locale, disons écologique, synonyme d’un danger fatal que j’ignorais.

L’installation

 Après ce moment de déroute extrême dont l’issue aurait pu être tragique vient une période de reconquête de l’espace. D’abord, consolider les arrimages. Je demeure un fidèle client du Cabaret, je fais l’acquisition d’une petite maison en constante restauration à l’orée de la ville. Quant au département de psychiatrie, j’ai la charge partagée de la rénover. J’ai compris qu’il faut agir. L’espace est redessiné dans une perspective géomentale autour de la solidarité et la complémentarité. Complémentarité d’abord entre le dedans et le dehors : ouverture d’espaces vitrés, l’espace central est désormais dégagé et baigné de lumière en harmonie avec les paysages qu’il découvre. Complémentarité entre le privé et public, meilleure circulation possible, avec utilisation de la chambre comme espace de repli. Solidarité, enfin, le centre du département est transformé en agora « piquée » de murets décoratifs. Les patients y prennent leur repas, reçoivent leurs visiteurs et s’y regroupent. Ce patio est un lieu d’expressivité et de visibilité et donne directement sur le poste infirmier séparé par un simple comptoir. Pour les patients, ce nouvel environnement ne leur renvoie plus une image dégradée et passive d’eux-mêmes. La maladie peut s’exprimer en divers lieux intermédiaires et surtout, dans l’agora, qui est devenue une véritable scène. Le trouble peut s’y publiciser, être reconnu, être intégré à la vie de la communauté. Les mouvements des patients signalent des moments de repli ou d’expansion vers les autres. L’ensemble de ces trajets qui se font en toute visibilité est hautement significatif et participe à une démarche d’appropriation de l’espace. Ainsi, l’agora représente un véritable centre médiatique où peuvent se lire les états d’âme de bénéficiaires et du département. La fréquentation des lieux communautaires où chacun doit trouver sa place représente un réapprentissage de la vie sociale. L’hospitalisation est conçue comme une rupture de l’environnement habituel du patient qui lui est devenu intolérable, elle représente une dernière chance de se retrouver, voire de survivre. Ce fameux filet de survie relationnelle, dans l’esprit duquel a été rénové le département, et qui se constitue face à un sentiment de solitude, toujours dangereux dans une telle mouvance spatiale. L’équipe soignante renoue avec une tradition culturelle du territoire, faite de complémentarité et de solidarité, précisément, avec comme acquis, une approche plus communautaire de son travail thérapeutique. 

Empreintes spatiales et géomentales

Mieux accroché, j’ai pu me lâcher. La proposition d’un échange avec la France me permet d’organiser un voyage estival en Normandie avec un groupe de jeunes présentant des difficultés mentales. L’échange se faisait avec un groupe de jeunes psychotiques normands. Tous vivaient de manière autonome. Nous sommes d’abord partis quinze jours en Normandie avant de recevoir les jeunes Français, un mois plus tard. Nous avons observé la manière dont les deux groupes allaient réagit à un espace qui leur était inconnu, mais par étranger. Ainsi, les jeunes Abitibiens manifestent-ils dans un premier temps une certaine forme de joie abstraite de renouer avec leurs origines françaises. Curiosité pour l’architecture, les bâtis monumentaux comme pour une plage normande où cimetières et musées rappellent le jour du débarquement. À cet emballement initial fait écho celui des jeunes Normands en sol québécois, fascinés par les immeubles de Montréal et les étendues avec un temps fort au moment de la visite du village amérindien : culture traditionnelle évoquant l’enracinement des cultures européennes. Un balayage de lieux hautement spécifiés, différenciés où va s’inscrire l’empreinte territoriale d’origine avec ses rêves, mais aussi, ses déceptions.

À la manière d’une troupe de nomades, à travers ce voyage, le groupe a fonctionné comme une véritable famille, comme un repère autour duquel vont se jouer des phénomènes de fusion et de fugue. De part et d’autre, se distribue de manière presque équitable ceux dont les tendances sont à la fuite (comme deux Québécois partis visiter la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise) et ceux qui se fondent, s’agglomèrent au groupe, ne vous lâchent pas d’une semelle, pour tempérer l’angoisse du déplacement. Dans les groupes, chacun rencontrait son idéal clanique, souple et dispersé pour les uns, solide et compact pour les autres, solidaires. Ainsi nous pouvions vérifier la manière dont les spatiotypes continentaux n’excluaient pas ceux plus intimes de chaque individu, inscrits de manière singulière.

Les destins territoriaux individuels n’excluent pas de leur côté les empreintes culturelles d’origine. Après les quelques jours de lune de miel qui accompagnent la découverte d’espaces nouveaux, un malaise s’installe avec cette particularité géographique différente selon qu’on s’adresse au groupe d’Abitibiens ou aux Normands. Ceux-ci, après avoir oublié les gratte-ciels montréalais, se sentent perdus en région sans points de repère identifiables par eux. Un jeune Français, à la limite de l’autisme, nous explique qu’ici c’est difficile parce que tout est mélangé, il n’y a pas les bureaux de tabac, des boucheries, de boulangeries, même pas de bistrots, bref une trop grande indéfinition des lieux. Côté québécois, la déception prend la forme d’un sentiment d’enfermement dans une Normandie très urbanisée, d’une campagne étriquée, sillonnée de routes au milieu de laquelle ils ont stationné huit jours avec comme seule perspective possible, le bord de mer où nous nous réfugiions les après-midis.

Pour moi qui vivais avec ces jeunes dans des conditions de promiscuité inhabituelle, je devais en permanence, avec les deux infirmiers qui m’accompagnaient, leur offrir un cadre conservateur en réaménageant les limites du groupe, devenu un véritable centre mobile d’enregistrement des voyageurs. J’étais engagé dans un exercice inédit de psychanalyse spatiale. Je devais interpréter les gestes, les mouvements, au moment où la déception se déclinait sous forme d’inquiétude, de fatigue ou de mouvements d’agressivité et où l’exaltation peut se traduire en fugue dangereuse. J’avais à mettre en place sans cesse des gardes fous garantissant la possibilité et la sécurité de cette aventure trans-territoriale. J’y avais moi-même perdu mes attaches, Français pour les uns, Québécois pour les autres. Cette double inscription était naturellement très éclairante. Les Français me renvoyaient, dans un premier temps, à mon engouement initial pour l’Amérique du Nord, gratte-ciels et grands espaces. J’étais déjà au-delà avec l’espace abitibien qui m’était devenu familier, avec ses lignes de déplacement et ses amarres, ses fragiles relais symboliques. Dans le même temps, responsable du groupe abitibien, j’avais efficacement rempli ma mission, tous en sont revenus avec, en plus, les souvenirs d’une expérience qui les habite encore. Ma connaissance de la manière dont les Abitibiens composent avec l’espace m’a permis d’être un relais efficace pour pouvoir les introduire dans un espace dont j’étais seul à connaître les règles. 

Envahissement du lieu

Curieusement, ce voyage a eu comme bénéfice de m’inscrire plus profondément dans mon nouvel environnement. J’en avais une meilleure connaissance au point de pouvoir l’utiliser dans certaines démarches thérapeutiques. Ainsi, celle qui a été menée avec un homme de la cinquantaine qui nous a introduits dans une problématique de lieux. Il avait transformé son appartement « en poubelle », ramassant et stockant à peu près tout ce qui lui tombait sous la main, surtout les journaux. Le papier avait littéralement envahi l’habitation et l’avait totalement désorganisé, il était hospitalisé pour un état délirant. Plutôt que de remettre son appartement entre les mains des services d’hygiène de la ville, curetage à vif assuré, chaque après-midi, une infirmière l’accompagnait pour vider et nettoyer son logis. « Vous savez, on s’attache à ces imprimés, à ces photos, à tous ces petits cossins. Ça me faisait un entourage. »  C’est avec cette mémoire du lieu que s’est organisé le travail thérapeutique, jusqu’à ce que son appartement redevienne habitable pour lui et acceptable pour les voisins. Dans un univers où les lieux sont labiles, difficilement identitaires, il est essentiel, dans le travail thérapeutique, d’en respecter la mémoire en tentant d’en assurer l’avenir. 

Fragilité des ancrages, mais aussi, puissance du mouvement. Ainsi cette danseuse de cabaret agitée et exaltée, qui immédiatement, attire l’attention sur ses trajets, éclatée, en totale dilution, sans limites, avec en prime, un délire. Elle demeure quelques jours en salle d’isolement, elle va par la suite circuler librement dans le département puis dans l’hôpital et enfin, dans la ville jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de rentrer chez elle par ses propres moyens. À chaque fois, la gradation ascendante s’est faite par la reconquête d’un périmètre spatial plutôt que par l’appropriation de lieux. Réorganisation et sécurisation de ses trajets lui donnant la liberté de mouvement et lui permettant de poursuive le destin de sa mère, femme de chambre de motels en motels. Une restauration harmonieuse de cette logique nomade d’origine matrilinéaire.

Au-delà de ces gammes qui engagent la singularité de l’espace nord-américain, j’ai aussi bénéficié du contact professionnel avec des intervenants issus de communautés algonquines qui continuent de l’habiter. Pendant plus d’une année, rencontres mensuelles avec des intervenants sociaux des communautés et réserves en vue de l’organisation d’un symposium sur les interventions d’urgences en milieu autochtone dans le cadre d’un congrès mondial se déroulant à Québec. Cette relation privilégiée m’a appris deux choses : tout ce qui concerne le culte de la nature au travers des rituels de pêche et de chasse que l’on retrouve chez les Abitibiens et la difficulté de survie mentale de petites communautés isolées. Population abitibienne bercée de rêves nord-américains dans un territoire dont l’esprit des Amérindiens n’a pas disparu.

Ce qui explique aussi l’inefficacité totale d’un dialogue où la position et la qualité de la langue ne sont pas les mêmes. La liberté du pauvre, l’idéologie nomade rencontrent ici les Amérindiens, comme dans la littérature abitibienne. Dans toute cette histoire de migration et d’installation, comme métaphore de la création de l’Amérique, dans tout ce bouleversement spatial, la langue elle-même s’est transformée.

L’Abitibi Témiscamingue est un paradis pour la pêche et la chasse.

Décalage spatial du français

L’espace s’inscrit dans la langue elle-même, car si la langue est assujettie à l’histoire, elle est aussi contrainte de s’adapter aux nouvelles conditions spatiales qu’elle rencontre. La spatialité américaine a ainsi infiltré le français, comme toutes les langues d’origine européenne, avec son propre tropisme territorial. Comme les trajets, la syntaxe est simplifiée, la distribution du sens semble facilitée. Les signifiants eux-mêmes sont réorientés, valorisant l’action, et le mouvement, comme pour l’itinérant, québécois, en lieu et place du SDF français qui lui insiste sur l’état de manque, et sur l’arrêt. Il est fort probable que mes tentatives psychothérapeutiques se soient heurtées à ce contresens spatial, j’avais sans doute fait salon dans une roulotte. Notre transparence langagière était illusoire, pour moi elle était ancrée dans sa spatialité française où l’immanence de la langue rencontre celles des lieux. Fort de mon bilinguisme corse originel, qui m’a toujours offert une bonne distance par rapport aux académismes, j’ai pu percevoir cette lézarde de la langue, là où, l’espace la transforme et la déplace. Dans l’après coup, après m’être familiarisé avec mon nouvel environnement, organisé autour des trajets migratoires et de l’arbitraire des lieux, là où les mots ne veulent plus dire la même chose, là où il refuse de dire, et où le corps en position de vecteur sémantique doit renouer avec son environnement pour retrouver une parole. Telle aura été finalement ma démarche.

Les destins spatiaux bouleversent la langue elle-même, ce qui éclaire la faillite du dialogue avec Pierre au moment de sa première hospitalisation. Au-delà du fait que dans toute déroute territoriale, la langue est prise en défaut, il s’ajoute dans ce cas particulier le fait que bien que similaire, la langue du Québec n’est pas identique au français européen. Dans cette immensité, elle n’exprime plus les errances introspectives d’une tradition philosophique, où « l’esprit gouverne et détermine le corps… et peut parvenir à une maîtrise des émotions. » Dans ce nouveau décor, comme dans les thrillers et dans les road-movies, la parole accompagne les déplacements et dessine les contours d’une aventure spatiale incertaine. J’étais distraitement passé d’une langue qui fait l’inventaire des états à une langue qui définit les possibilités du mouvement. Cette langue migrante est émaillée d’expressions consacrant sa nouvelle orientation spatiale. « Laisser sa chance au coureur », « se tenir aller », « changer le mal de place », « partir seul, se ressourcer dans le bois », entendues régulièrement dans nos échanges cliniques, autant d’idiomes indiquant une perception du mental où la proximité de la nature, et la mobilité des corps et des lieux revêtent une vertu rédemptrice, alors que l’arrêt est par ailleurs connoté de danger et de mort. 

Ces années de pratique à Rouyn, entre les urgences parisiennes et la banlieue montréalaise, puis la Réserve Mohawk de Kahnawake m’ont permis de me familiariser plus personnellement et plus intimement avec l’objet de mes explorations cliniques, cette dimension spatiale organisant notre mental. De manière très personnelle, j’ai fait l’apprentissage du chaos spatial originel qui se réactualise dans les situations de crise quand soudain, l’environnement perd sens et consistance. En même temps, j’ai réaccompli cette conquête de l’espace à travers la curiosité, le ludisme, jusqu’à prendre conscience que la langue elle-même m’avait flouée. J’ai mesuré, au cours de cette démarche, la nécessité d’être attentif au contexte de production et d’élaboration des crises afin d’avoir une lecture écologique de leur désarroi spécifique. Sans nul doute, les situations d’étrangeté des patients ou des thérapeutes indiquent au champ psychiatrique l’écart croissant entre une langue tributaire de l’histoire, et des géographies mutantes qui la bouleversent parfois jusqu’à l’inanité. 

J’ai pu vérifier pour mon propre compte, la singularité de ma propre inscription spatiale, partagée entre la banlieue parisienne et mon village de montagne corse. Cette fracture originelle rencontre celle de tout migrant, celle des peuples minoritaires, aussi. Autant de situations où l’on se retrouve prisonnier de sa propre géographie avec, en corollaire, la nécessité de trouver un champ d’expression. C’est cette fonction qu’a opérée cette chronique durant cette traversée d’un espace boréal qui m’était étranger. Son appropriation comme celle de tout espace nouveau actualise ce dont on est sorti enfant, le chaos originel, matriciel. C’est ce souvenir qui déforme l’espace, le fait apparaître plus grand qu’il est en réalité, mécanisme qui fait retour dans n’importe quel trajet routier qui, la première fois qu’on l’emprunte paraît toujours plus long. Il y a en même temps, des phénomènes de découvertes voluptueuses versus des moments de panique, la peur d’en être éjecté. C’est la position du voyageur, pour qui la connaissance du territoire passe par l’apprentissage de son vocabulaire, et sa syntaxe, lieux et trajets, ses limites. C’est son intériorisation qui rend l’espace habitable et permet le mouvement. 

Cette incorporation dépend de notre investissement. Sur cette frontière entre le Nord et le Sud la nature et la culture, mon attachement à son étrangeté, qui animait mon désir de le connaître m’en cachaient les dangers. Durant ma lune de miel originelle, le véritable état de grâce qui accompagnait ma migration m’avait, par méconnaissance, rendu incapable d’entendre le malaise territorial qu’elle suscitait chez des patients comme Pierre, qui le percevait comme hostile. Les espaces sont comme les humains, des entités autonomes qui au-delà de nos projections, peuvent inspirer des sentiments contrastés. Un enfer pour Pierre, l’Abitibi était pour moi la terre promise que je partageais avec une équipe soignante, fière de ses origines nomades, ouverte à l’étranger. J’étais en harmonie avec une région qui comme moi achevait sa traversée du désert, pour construire son identité et son avenir. Poursuivre le rêve américain de renaissance de ses premiers colons et des nouveaux immigrants qui comme moi vont suivre en achevant ce revival boréal de la conquête de l’Ouest, dans un environnement incertain, rythmé par des saisons qui transforment les paysages.

Du centre-ville à la périphérie, psychiatrie à la boussole

Fonder une écologie clinique n’est pas une tâche facile. Il faut procéder d’abord comme un véritable arpenteur, noter les lieux et les trajets qui se répètent, relever les manifestations comportementales et les effets mentaux qu’ils accueillent ou suscitent. C’est ce que nous avons essayé de faire dans ce microcosme, d’installation récente pour constater, que nous y retrouvions, reproduites les mêmes constantes géomentales qui fondent les diverses territorialités à l’échelle universelle.

Night life

À Rouyn Noranda, les plus actifs restent à longueur de journée autour de la rue principale, ils mangent pour deux dollars le matin : un café, des toasts avec du bacon. Le jus, c’est un luxe. L’après-midi, les gens émigrent vers les galeries marchandes où ils peuvent se rencontrer. Les centres-villes sont le monde des marginalités mentales et sociales qui vivent de leur animation.

Plus loin, il y a les « colonies », villages isolés et bouts de rang, en rase toundra. Des situations de confinement ou l’on se raccrocher, à la famille, au rang, à la paroisse. Les gens y sont très engagés, et la perte de ses repères, génère des pathologies de l’isolement, anxiété, mélancolie, suicide avec le blues sur les choses qui vont vite, le temps qui passe avec un culte de la nature que l’on retrouve dans les réserves autochtones établies sur le territoire.


C’est en 1935 qu’est ouverte la paroisse Saint-Joseph-de-Cléricy, érigée en municipalité en 1978. En 2002, le village est fusionné dans la nouvelle ville de Rouyn-Noranda.

Qu’est-ce qu’il se joue finalement dans chaque endroit entre le lieu et le trajet ? Comment psychotiques et borderlines survivent-ils au centre-ville où il y a toujours un mouvement qui les porte ou qui soutient leur circuit répétitif. Parfois de simples mouvements comme cette femme iconique qui parcourt silencieuse la ville sans jamais s’arrêter. Dans les rangs et les communes plus isolés, s’expriment les pathologies du lieu de cette difficile sédentarisation. Replis sectaires familiaux, avec parfois violence et abus dans des espaces clos où la marginalité est explosive, et menace un équilibre social fragile, comme c’est naturellement le cas, pour les communautés autochtones, elles aussi isolées.

Cette aventure abitibienne, que j’ai la chance de pouvoir continuer jusqu’à aujourd’hui puisque j’y retourne encore quelques jours par mois, souligne de manière locale à quel point « la question du spatial est au cœur de la vie contemporaine » et comment elle détermine nos champs relationnels — non seulement au niveau social, mais aussi au niveau personnel. On aura noté dans cette relation la place et les enjeux des transferts et contre-transferts territoriaux dont les inclinaisons et les mouvements hantent secrètement toute pratique et toute pensée psy, dans une spatialité en pleine redistribution, générant une psychiatrie à la boussole.