Kahnawake, un autre regard…
Publié dans Le Devoir, le 10 juillet 2020 || English
Depuis les événements d’Oka en 1990 jusqu’à la dernière lutte autochtone de février 2020, la réserve de Kahnawake a été citée par la presse des centaines de fois pour des millions de spectateurs, qui maintenant la connaissent sans l’avoir vue comme les milliers d’automobilistes qui, dans leur transhumance quotidienne, empruntent les routes qui traversent ou limitent son territoire.
Pourtant, il s’agit d’une ville de 8000 habitants qui s’est développée selon un modèle commun à toutes les banlieues nord-américaines des années 1950. Elle en garde l’apparente quiétude avec, au bord du fleuve, des édifices centenaires en pierre, dont une église et une vue panoramique sur Montréal et ses lumières la nuit. Sa population, comme celles des banlieues qui l’entourent, fréquente les mêmes centres commerciaux, les mêmes universités et les mêmes hôpitaux. Elle occupe à Montréal, distant de 15 km, de nombreux emplois spécialisés, bien au-delà des emblématiques « Iron workers ». Elle participe aussi, comme spectatrice ou actrice, au Montréal culturel avec ses nombreux événements, dont le festival Présence autochtone au début du mois d’août. Elle organise chaque année au mois de juillet un pow-wow, dont l’accès est offert à la population voisine. Kahnawake est une ville parfaitement intégrée à notre modernité urbaine et planétaire.
Invité par des intervenants traditionalistes avec qui j’avais collaboré à l’hôpital de Châteauguay, je travaille depuis 10 ans comme psychiatre auprès de cette communauté. On comprend que, dans mon travail, ce qui nous est commun en matière d’affects et de valeurs offre un champ et des possibilités communicationnels suffisamment larges pour permettre un échange thérapeutique, dans un espace où les identités se mêlent. Je vais d’ailleurs y rencontrer des pathologies familières — anxiété, dépression, troubles de l’humeur — figurant au palmarès de l’OMS et équitablement réparties au niveau planétaire.
Derrière cette toile de fond commune, au fil du temps, le personnel hospitalier, les intervenants et mes nombreux patients vont m’introduire dans l’intimité de la réserve, seul univers de vie pour certains de mes patients, référentiel pour tous, et aujourd’hui en pleine renaissance.
La renaissance
Après avoir résisté à des siècles ethnocidaires, la communauté reconquiert sa langue, une école élémentaire en immersion totale mohawk. Elle a ses propres médias : chaînes de radio et de télévision, avec son feuilleton Mohawk Girls et ses journaux largement ouverts aux débats. Son hebdomadaire Eastern Door a reçu le titre de meilleur journal canadien communautaire.
Cette renaissance, nous la retrouvons dans la création artistique, musique et danse traditionnelles et modernes, sculpture ou peinture, jusqu’à la mode. La styliste Tammy Beauvais, demeurant à Kahnawake, est connue internationalement. Nous ressentons dans le cours de notre pratique thérapeutique les effets bénéfiques de cette reconquête identitaire pour la communauté comme pour les individus.
C’est lorsque cette identité retrouvée vient à manquer que l’on mesure son importance, qu’il s’agisse d’individus en déroute ou de communautés pauvres et isolées frappées par des vagues successives de suicides d’adolescents. C’est parce qu’elle a bénéficié d’opportunités économiques que, comme d’autres communautés, Kahnawake a pu échapper à cette tragique fatalité en développant un réseau d’intervenants en santé mentale ancrés dans la communauté et en construisant son propre espace de reconnaissance identitaire en harmonie avec son histoire et ses valeurs.
Une résistance identitaire pour l’égalité et l’environnement
Sans doute parce qu’elles ont été les premières victimes d’une dépossession territoriale, aujourd’hui généralisée par le libéralisme mondialisant, les Premières Nations, dans leur héroïque résistance, ont développé des valeurs en concordance avec les actuels défis planétaires. Une réappropriation du territoire et un culte de la terre dont se revendiquent tous les mouvements écologiques mondiaux, ou dans notre domaine particulier : des thérapies se fondant sur l’harmonie de l’individu avec son environnement, sweat house, pipe ceremony, story telling, que se sont appropriés les nouveaux courants thérapeutiques en Occident comme les thérapies de la pleine conscience, la méditation, voire les promenades dans la nature.
Kahnawake, en phase avec notre actualité mondialisante, est une société démocratique développée, avec une égalité des sexes, une liberté de la presse et une société civile qui par référendum a refusé à deux reprises l’installation d’un casino au nom de ses valeurs de respect traditionnel. Des valeurs de partage et d’accueil qui m’ont accompagné tout au long de ma pratique, dès mon initiation où j’ai été soutenu de manière amicale par les intervenants communautaires et hospitaliers, dont plusieurs sont devenus mes amis. Une société émergeant de ses blessures et affirmant sa culture autochtone. Kahnawake, dont l’influence est grande parmi les Premières Nations qui s’y reconnaissent, représente l’espoir d’une réconciliation harmonieuse.
[…] Comme psychiatre, j’ai ressenti le besoin de rendre à cette communauté mohawk ce qu’elle m’avait apporté. J’espère avoir réussi à mieux faire connaître la bonté de ses habitants et l’ampleur de sa renaissance.Jean Dominique Leccia, Dr
Psychiatre à Kahnawake
Assistant professeur, Université McGill