Jean-Dominique Leccia vu par AlexPaillon

Le géomental, qu’est-ce que c’est?

Depuis plus de trente ans, je pratique comme psychiatre sur des lignes de front qui, au hasard de ma vie professionnelle, se sont déplacées. A chaque fois, j’ai constaté l’impact des enjeux territoriaux dans la production et l’expression de la souffrance psychique. L’espace comme la langue et le corps, détermine des manières de penser et d’agir et produit ses propres expressions symptomatiques. J’ai conduit à ce propos — et de manière informelle — des recherches réhabilitant cette dimension cachée du champ psychiatrique et esquissant une sémiologie psycho géographique. Cette quête solitaire épouse les différents contextes dans lesquels j’ai exercé.

Étant clinicien, je travaille en aval c’est-à-dire avec les effets mentaux des transformations spatiales actuelles. Ses effets sont majeurs, tant au niveau des pathologies qui apparaissent ou qui se transforment qu’au niveau de la psychiatrie, dont les modalités d’exercice et les grilles de lecture sont en pleine mutation.

Une lecture de type géomental s’est imposée à moi, dès le début de mon exercice professionnel, quand j’ai participé à la création des urgences psychiatriques parisiennes. J’y ai exercé au moment où Paris devient une métropole et j’y ai conduis une recherche intitulée «Urgences psychiatriques et villes – écoute transférentielle».

Point de départ: le constat d’une insistance territoriale dans la production ou l’expression des troubles rencontrés aux urgences. À l’interface entre le passage des consultants et l’environnement géographique, l’originalité de cette clinique résidait dans la logique d’éléments et de flux spatiaux qui la coloraient et parfois la fondaient.

Au final — et loin des idéologies dominantes des années 80, nous actualisions, au travers des mutations urbaines en cours, l’éco-dépendance du mental. Cette clinique de l’immédiateté et de la rue révélait le lien alors largement méconnu en psychiatrie entre sujet et espace. Je m’honore (et j’ai surtout eu la chance) que cette recherche ait été soutenue par mon ami d’alors, Gilles Deleuze, ainsi que par Paul Virilio.

Une psychiatrie de guerre

Cette recherche multidisciplinaire, avec des chercheurs de formation et d’orientation différentes, a permis de resituer la clinique dans un champ plus large.

D’abord, elle donna lieu à une réflexion sur ce lieu d’écoute, ouvert 24 heures sur 24: les urgences psychiatriques. À fleur de ville, elles sont apparues à New York à la fin des années 70 et se sont répandues dans toutes les grandes métropoles aussi rapidement que les fast-food.

S’adressant à des sujets déstabilisés, elles répondent à la demande d’arbitrage et d’intervention immédiate des systèmes de régulation urbaine et, notamment, de la police. Héritières d’une psychiatrie de guerre, elles sont dépendantes de leur contexte mais ont la même finalité qui consiste à donner réponse à cette question:

Le sujet peut-il (et à quelle condition) être renvoyé au « front »?

Carrefour urbain

Hôpital Lariboisière – CC BY-SA Benchaum via Wikipédia

L’hôpital Lariboisière, où nous avons conduit cette recherche, a une position géographique privilégiée: voisin des Gares du Nord et de l’Est, proche de Pigalle, à la limite d’arrondissements résidentiels, au sud, et au nord de banlieues et quartiers populaires, notamment la «ville monde» de Barbès.

À ce carrefour urbain, s’entremêlent lieux et trajets, passants et simples résidents. Les différentes populations qui s’y croisent — touristique, immigrée, enracinée — vont en quelque sorte constituer notre bassin de «clientèle». En reconstituant le passage des consultants du lieu d’origine de la crise à son expressivité, nous avons pu établir de véritables tableaux symptomatiques et des relations sous-jacentes avec le contexte environnemental.

L’environnement s’est imposé comme tiers constituant dans ma vie. J’ai appris à composer avec ses décors et des théâtralités inédites pour moi. Il s’est imposé aussi dans une pratique aveugle, alors que je me retrouvais, au-delà de la langue étrangement commune, face à des modalités d’expression de la souffrance mentale différentes de celles que j’avais connue.

Grands espaces

Route d’Abitibi – CC-NC-ND Yanou via Flickr

Le hasard, le destin comme on dit sous les chaudes latitudes, m’a transporté alors vers les grands froids canadiens. Je me suis installé dans une région éloignée au nord-ouest du Québec, l’Abitibi. Dernier territoire du nord-est américain colonisé dans les années 20, on y ressent clairement la lutte perpétuelle pour sa survie.

Loin de la foule parisienne, la spatialité y est mal assurée, simple griffe dans l’immensité boréale. Lorsque je m’y suis établi, une couverture de neige s’y déployait pendant sept mois, accompagnée de froids intenses et d’une volonté de faire, une mentalité de pionnier. Pris par ce mouvement hautement fortifiant, j’ai vécu au travers de rêves et de chaos émotionnels une véritable renaissance spatiale.

À Rouyn Noranda, cette petite ville minière, capitale nationale du cuivre et métropole administrative d’une région isolée, soumise aux fluctuations mondiale des cours de l’or et des matières premières, j’ai pleinement mesuré[1]… parfois à mes dépends, alors que j’y étais pourtant sensibilisé! la nécessité de tenir compte de l’empreinte du territoire sur la compréhension et le traitement des troubles psychiatriques. J’ai pu surtout apprécier leur plasticité, parfois trompeuse pour un praticien méconnaissant son environnement, même si je ne cessais de l’explorer pour mieux le maîtriser.

Par Jean-Dominique Leccia

References

References
1 … parfois à mes dépends, alors que j’y étais pourtant sensibilisé!